Gustav Janouch – Conversations avec Kafka

Au printemps 1921, on installa à Prague deux de ces cabines de photo instantanée qui venaient d’être inventées à l’étranger et qui, sur une feuille de papier, fixaient seize expressions différentes du sujet, ou même peut-être davantage.

Arrivant chez Kafka avec l’une de ces séries de photos, je déclarai d’un ton réjoui : « Pour quelques couronnes, on peut se faire photographier sous tous les angles. Cet appareil est un Connais-toi-toi-même mécanisé.

– Vous voulez sans doute dire : Méconnais-toi-toi-même ! » dit Kafka avec un fin sourire.

Je protestai : « Comment cela ? La photographie ne ment pas, pourtant !

– Qui vous dit qu’elle ne ment pas ? » Kafka pencha la tête sur l’épaule : « La photographie enchaîne le regard à la surface des choses et camoufle généralement leur nature cachée, qui ne fait que filtrer comme un clair-obscur mouvant à travers leur physionomie.

Les lentilles les plus précises ne sauraient saisir cela. Seule le peut la sensibilité, et en tâtonnant. ou bien est-ce que vous croyez que l’insondable réalité, qu’au cours de toutes les époques passées des légions de poètes, de savants et autres magiciens ont affrontée dans l’angoisse de leurs désirs et de leurs espoirs… que cette réalité qui se dérobe sans cesse, nous allons désormais l’atteindre en appuyant simplement sur le bouton d’un mécanisme de quatre sous ?… J’en doute. Cet appareil automatique ne représente pas un perfectionnement de l’œil humain, il représente uniquement une vertigineuse simplification de l’œil de mouche. »


Gustav Janouch – Conversations avec Kafka
Texte français, introduction et notes de Bernard Lortholary.
Éditions Les lettres nouvelles / Maurice Nadeau.