La photographie argentique : voir et avoir des images
Pratiquer la photographie argentique demande quelques exigences et oblige à travailler sur un temps long. À chaque étape de sa fabrication, pour obtenir un Objet mûrement choisi, nous devons être dans une présence totale à cet Objet.
Sortir faire des images, les voir, ou les supposer voir, avoir compris – autant que faire se peut et de plus en plus, au fur et à mesure des années – la mécanique de l’outil de travail et ses paramètres sous-jacents, qui permettent l’enregistrement de la dite-image ; Parce que voir n’est pas forcément avoir, il nous faut travailler sur ce décalage. L’image toute entière sera un enchainement, une cascade de gammes de gris, de noirs et de blancs, son patrimoine. C’est dans sa relation avec la lumière que l’objet – dans son environnement et sa réalité, va “décliner son identité”, et espérons-le sublimer dans notre imaginaire cette double appartenance -réalité-identité – pour trouver sa prodigieuse essence. L’initiateur – initiatrice en ce qui me concerne – de ce grand chambardement est le photographe. Faire de la photographie argentique, ça demande d’y croire, de ne pas voir tout, tout de suite.
Autant l’aventure commence par voir, -essayer de voir – et c’est toute une aventure ! – autant en emporte l’appareil photo sans que je puisse voir -aussitôt- ce que j’ai fait. En fait, je devrais dire autant en emporte chaque film et ça pourrait être sans suite ! J’ai là, 11 films de prises de vues enregistrées depuis août jusqu’à fin octobre 2023, que je vais développer. Les sortir de leur latence. Une latence que je vis, moi aussi. Les images que j’ai faites existent-elles ? Oui et non. Elles existent, je les ai faites. J’en atteste. J’ai bien regardé derrière mon viseur, et travaillé chaque enregistrement. Non, elles n’existent pas tant qu’elles n’auront pas été transformées. Il faut développer cette “impulsion physico-chimique”, la révéler, pour avoir une valeur d’objet, pour les voir. Il m’arrive de développer le lendemain, sur-lendemain mes films ou d’attendre, et de cultiver cette période de latence. Je continue à sortir faire des images. J’observe alors ce qui me reste encore à l’esprit, ce que j’oublie. J’observe ce qui remonte, j’observe la prégnance des images.
La photographie argentique : la radicalité du développement
À cette étape du travail, c’est radical ! Développer ses films, c’est donner la possibilité à chaque photographie de voir le jour, dans le vrai sens du terme ! Pour le moment, elles ne sont pas impensées, puisqu’elles ont été faites mais elles ne sont pas manifestes. Je dois prévoir, concevoir et organiser leur matérialité. Un vrai travail s’accomplit quand, au-delà des recommandations données par les fabricants des films, couplés avec celles des fabricants des traitements chimiques, [recommandations standards pour obtenir une montée de gammes, dite courbe gamma] je peux penser mon développement en fonction des types de lumière, de films utilisés, et au bout de la chaîne des résultats que j’espère obtenir. Du traitement chimique [choix, température et temps, mode d’action-agitation] va résulter toute la physionomie de chaque image. Sa corpulence, son aspect, son allure, son caractère ; Sa matérialité s’incarne et s’affirme dans ce couple lumière-gammes de gris, de noirs et de blancs. Il existe des centaines de densités de gris, de sortes de gris-blancs-noirs, de leurs aspects. Et tout cela provoque le sensoriel de mon image, participe aux sens, à la narration, du contenu dans un contenant.
Pour un contenu manifeste : le travail dans le travail
Alors recommence le travail des images ; après les avoir vues au moment des prises de vue, nous avons à les re-voir. Ou plutôt, à voir que nous avons réussi à avoir, à donner. ce que j’ai mis en jeu et comment. Les images s’inscrivent dans leur matérialité, leur corporéité, tout en gardant leur contenu immatériel, leur intelligence, leur sensibilité. Tout est lié.
La planche contact peut être une étape pour commencer à regarder. [chacun sa méthode…Certains mènent une sélection sur la planche contact puis font un tirage de lecture pour voir ce que ça donne…, avant un tirage définitif].
Personnellement, pendant des années, j’ai choisi mes images directement en lisant les négatifs, et actuellement je fais de la planche contact un traitement particulier. Je tire plusieurs planches pour le même film négatif, à des temps différents. J’obtiens, pour chaque même image, des montées de gammes du plus clair au plus foncé. Voir jusqu’où il reste de la lumière, comment elle est placée. La manière dont la lumière orchestre les teintes fait la colonne vertébrale de mon image, une forme de direction du sens, de déploiement des émotions.
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Commence alors un long, très long travail très personnel et très intime de re-connaissance. Un travail à deux faces. Une face silencieuse dans laquelle seul compte mon corps et le corps de l’image, et une face très animée, dans laquelle je pense la “sorte” de photographie que je veux. Je découpe les images que je veux regarder, les place en vrac sur “le plateau” [c’est-à-dire un carton gris posé sur un chevalet]. Je regarde. J’essaie dans ce vrac de retrouver les photographies que j’ai faites et qui me sont restées à l’esprit et je re-découvre les autres. Toutes les autres. Je les regarde chacune longuement. J’interroge, je contemple, je sonde, je farfouille, je considère, j’analyse, je réfléchis, je rumine, je me concentre, j’oublie la prise de vue, je ne veux me mettre en regard que des images, celles que j’ai sous les yeux, celles qui provoquent mes sens, qui créent des tensions, trouver ce qui fait image.
Je les déplace sur le plateau pour les perdre, pour les oublier, pour voir si je vais les re-trouver, pour voir si ça tient, qu’est-ce qui tient ? Comment ça tient. Ça doit tenir tout seul, se suffire, une et indivisible. Ça doit travailler en profondeur, ça doit me prendre, me surprendre, me suspendre. J’enlève, je remets, je recommence. Cela va durer tout le temps qu’il me faut. Des jours, tous les jours, des heures en plusieurs temps ou en une fois, des semaines…
Au fur et à mesure j’élabore et j’organise mon plateau. Il n’y restera que les photographies qui feront l’objet d’un tirage. Celles dont je suis certaine.
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Commence alors le sublime travail de tirage. Un moment de pure poésie ! Choisir un beau papier, donner à ma photographie son aspect définitif, sa grandeur, sa colonne vertébrale, sa vivacité. La faire devenir objet. L’une après l’autre, comme si c’était la seule. Le silence est presque total dans le laboratoire. J’entends les aiguilles des différentes horloges, trotter. Mon corps, mon esprit sont tout entiers, entièrement là ! Je suis en alerte maximale.
J’aime particulièrement ces moments. Sentir comment la matière photographique a transformé la réalité, comment la lumière organise les formes, les masses, les gammes de gris, comment tout cela, travaillé ensemble, va donner à cette photographie-là, son sens, sa chair, son caractère. Ça n’est plus du tout la réalité, mais c’est une réalité. Celle-là que j’ai sous les yeux, qui me fait à la fois m’agiter et me sentir très calme. Je dois me mettre au service des gammes. Les faire venir ou les retenir pour moduler leurs corps. Les temps sont brouillés ; chaque tirage est comme un écho de ce que j’ai vu et ressenti à faire cette photographie-là, à ce moment-là. Je travaille, je regarde ce qui vient, comment ça vient, j’ébauche, je m’embarque dans l’image, je recommence. Je traque la moindre parcelle de gammes jusqu’à ce que tout soit placé. Le tirage définitif, c’est celui-là, et pas un autre. celui qui me soulève. Je fais le pari que au plus loin ça me suspend, au plus près ça vous suspendra, aussi.
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La photographie argentique, c’est dans son intégralité un travail de patiences et de concentrations. Rien n’est automatique. Des prises de vue aux tirages définitifs, et à leurs présentations, tout se décide, et tout est lié. L’artisanal de sa pratique donne sa valeur à chaque Objet obtenu. Chaque photographie est une création dans laquelle chaque photographe délivre les subtilités de son propre univers.
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