Edvard Munch et la photographie

À la lecture du livre Edvard Munch, les couleurs de la névrose de Atle Næss, que je viens de terminer,  je pense à la peinture et à la photographie. Il me revient la profondeur de ses images photographiques, dégagées de tout dogmatisme, permettant l’assemblage de forces à l’œuvre, c’est à dire au travail. Edvard Munch et la photographie, c’est, en ce début de 20ème siècle, tout à fait expérimental !

Au début de l’aventure photographique, la vue est unique. C’est le daguerréotype. L’image obtenue est à la fois négative et positive sur la même plaque et son basculement de l’une à l’autre se fait par l’inclinaison de la dite-plaque à la lumière !

De la reproductibilité de la photographie

Très vite en 1841, vient le procédé inventé par William Henry Fox Talbot , (et Louis Désiré Blanquart-Evrard) : le calotype, qui permet d’obtenir un négatif sur papier en direct, de se servir de ce négatif-papier pour reproduire des images par un tirage contact, qui, elles, seront positives. 
C’est la fameuse reproductibilité en photographie. Je dis “fameuse” parce que cette question de la reproductibilité sera l’objet central du débat entre les peintres et les photographes naissants, sur la question de l’Art possible (ou pas) de la photographie. [à la hauteur de l’Art comme ils disaient !!].

Les photographes ont donc à composer avec la reproductibilité** toujours apparentée à la mécanique, qui, enfin, (!)  pourrait répondre au fantasme de l’identique [quand on fait du tirage, on sait que jamais deux tirages sont parfaitement identiques], et qui forcément fait chuter la photographie de sa triste hauteur, plutôt basse, en comparaison avec l’unicité de l’œuvre-peinture-dessin, unicité qui apparemment garantirait une certaine hauteur, permettant d’accéder à l’Art !!

« Une pensée géniale ne meurt pas. Un trait au fusain sur un mur peut avoir plus de valeur artistique que plus d’un grand tableau richement encadré » dit Munch.

Peindre à nouveau pour ressentir l’intensité orginelle…

Edvard Munch, lui, peignait à nouveau, certaines de ses toiles. Il voulait les avoir toujours sous les yeux… Auprès de ses acheteurs, il se réservait le droit, dans certains contrats de vente, d’emprunter la toile vendue pour en faire des copies. Il re-fait. Peint à nouveau, la même histoire, la même trame, il fait des versions, des variantes.

[Impossible de tout citer, ce n’est pas le lieu], par exemple,
La toile L’Enfant malade a été peinte en 6 versions  (plus des dessins et lithographies) de 1885 a 1927. Les versions de 1885-1886, de 1925 et de 1927, sont conservées à Oslo, la version de 1896 à Göteborg, la version de 1907 à Stockholm et une autre de 1907 à Londres.

Edvard Munch L'enfant malade 1885-86 119,5X118,5 cm Oslo

Edvard Munch L'enfant malade 1896 121,5X118,5 cm Göteborg

Edvard Munch L'enfant malade 1907  118,5X121 cm Tate Gallery Londres

 

La toile Jeunes filles sur le pont a été peinte en 12 versions

Munch dit « Dans un état d’âme intérieur puissant, le paysage exercera un effet bien particulier sur l’homme, par la représentation de ce paysage, on parviendra à une image de son propre sentiment intérieur, et c’est cet état qui constitue l’essentiel, la nature n’est qu’un moyen. »


Edvard Munch et la photographie

Le rapport du peintre à la photographie est dynamique ! 

À ce moment-là, le monde de la photographie se déchire entre réalisme et pictorialisme, Munch, sans doute parce qu’il n’est pas photographe, s’en empare et l’attire vers d’autres possibilités.  Entre 1902 et 1908, il fait des autoportraits. Après 1926, Munch s’intéresse à l’esthétique même de la photographie rejoint les préoccupations de l’avant-garde allemande.

Il est peintre et graveur. Il n’est pas photographe. Simplement, il utilise le moyen photographique. Il observe ce que ça peut lui apporter. « L’appareil photo ne peut pas concurrencer le pinceau et la palette, tant que l’on ne peut pas l’utiliser au Paradis ou en Enfer ».
« La fabrication mécanique faite par une main judicieuse peut donner de bons résultats » note manuscrite vers 1930

Tout est dit : si l’on ne se sert que de la fonction mécanique, on obtient une re-présentation de la réalité. Il faut y ajouter quelque chose pour atteindre le Paradis ou l’Enfer. Tout en reconnaissant la mécanique du médium, puisque c’est une fabrication passant par une mécanique, la seule différence sera la main judicieuse, celle qui aspire à autre chose, alors cela peut donner de bons résultats.

Il ne dit pas que cela n’est pas possible pour la photographie [d’atteindre le Paradis ou l’Enfer], il dit tant que l’on ne peut pas l’utiliser au Paradis ou en enfer. L’entraîner vers les sphères de l’âme. Casser la simple re-présentation.

La mécanique en photographie, c’est notre intelligence

Notre intelligence à comprendre les possibilités de l’outil Appareil photo, permettant le report d’un morceau de la réalité (en 3 dimensions) sur une surface (en 2 dimensions), surface sensible à l’enregistrement de la dite-réalité, . Comprendre l’outil, les outils avec lesquels on travaille, ça paraît être la moindre des choses. Il n’y a pas de dissociation. Ce avec quoi je travaille me permet d’atteindre je veux aller.

” La photographie m’a beaucoup appris…

« La photographie m’a beaucoup appris. J’ai une vieille boîte avec laquelle j’ai pris d’innombrables photos de moi même. Cela donne souvent d’étonnants résultats ». Des autoportraits pour écrire dans ses vieux jours, comme il dit, dans son autobiographie.  La photo lui permet un double moyen d’attester de sa présence. Se mettre en image au milieu de ses toiles, qui parfois le représente en peinture. Voir si l’image photographiée peut lui apporter ces sensations de l’âme qu’il recherche.

« Le fait est que l’on voit les choses avec des yeux différents selon le moment. On a des yeux différents le matin et le soir. Notre manière de voir dépend aussi de notre état d’âme. C’est pourquoi le même motif peut être perçu de tant de manières différentes et c’est là tout l’intérêt de l’art ».

 


Edvard Munch et la photographie

Le Kodak #2. Notice technique. / Source www.kodaksefke.nl

Début 1902, Edvard Munch achète à Berlin la Camera Bull’s-eye /Kodak#2. * C’est un appareil très facile à manier conçu pour faire des instantanés !
C’est un format carré  3 ½ X 3 ½ inches, c’est à dire : 9 X 9 cm.
Il a un objectif fixe, à courte focale. (Un grand angle donc qui déforme les premiers plans).
12 poses avant de changer de film mais on peut aussi l’utiliser avec des plaques de verre.
Trois manipulations sont possibles avec cet appareil :
⇒ régler l’ouverture : f/4, f/8, f/16, f/32 et f/128.
⇒ régler la vitesse d’obturation Il y a 3 vitesses pour l’instantané
et déclencher au doigt.
Il faut tourner une clé pour faire avancer le film ! Il s’en servira jusqu’en 1910.


Edvard Munch et la photographie : de la réalité brute.

Alors que la notice de l’appareil  recommande de ne pas trop s’approcher de l’objectif pour éviter les déformations, Munch fait exactement ce qui est recommandé de ne pas faire !
Il met en place une sorte de geste brut, un désir de brutalité dans l’enregistrement du réel.
Munch exploite ce qui est présenté comme défectueux : la distorsion, la surimpression, le flou bougé, et autres “erreurs photographiques”…

Il expérimente des cadrages et des angles de prises de vue inhabituels. Il tente d’aller au-delà de la simple ressemblance, aux limites du cadre. Quand il fait des autoportraits, il tient l’appareil  « à bout de bras » ou il pose tout simplement l’appareil photo sur la table, et vient se placer devant après l’avoir déclenchée. La lumière à l’intérieur étant faible, il faut des temps de pose assez longs. L’un combiné à l’autre, cela produit des flous de bougé et une apparence fantomatique de certaines parties du corps. Aucune image convenue, dans les critères standards de l’époque. Ce que certains prennent pour des photos ratées, il le considère comme une possibilité d’expression de l’âme.

Edvard Munch et la photographie. ©Edvard Munch. Autoportrait dans sa maison d’Asgardstrand/1904/8,8X9,5 cm/Musée Munch Oslo

Edvard Munch, Autoportrait peignant sur la plage à Warnemünde /1907/Musée Munch

Edvard Munch: Edvard Munch sur sa valise dans l'atelier de la Lützowstrasse 82 I. Photographie, 1902. Photo © Munchmuseet

 

Edvard Munch est né en Norvège, à Löten, le 12 décembre 1863 et meurt à Ekely, dans sa propriété près d’Oslo, l’après-midi du , des suites d’une pneumonie, un mois et quelques jours après ses 80 ans. Il avait fait don à la mairie d’Oslo après l’invasion allemande, le 18 avril 1940, de la plus grande partie ©Edvard Munch dans son Atelier. de sa collection personnelle, environ un millier de tableaux, 4 500 dessins et aquarelles et six sculptures.
Le legs définitivement finalisé en 1944 comprend aussi la totalité de l’œuvre graphique, photographique et cinématographique, les collections personnelles (cartes postales, livres, revues), ainsi que les propriétés et les biens fonciers, c’est-à-dire les maisons, les résidences secondaires et les terrains de l’artiste.


* Tous les appareils kodak à regarder sur le site Antique kodak cameras from the collection of kodaksefke
Une exposition des photographies de Munch au Musée Munch à Oslo Du 15 juin au 31 octobre 2020

** Lire ou re-lire un des textes sur la question de la reproductibilité : celui de Walter Benjamin L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit) rédigé en 1935 et remanié en 1939.
Et autre texte de Walter Benjamin

 

Vous aimez cette page… Partagez la…

Laisser un commentaire