L’image et la réalité (photographique)
Dans ce titre « L’image et la réalité (photographique) », il y a déjà une distorsion. Je dis toujours aux photographes qui viennent travailler à l’ Atelier, en analyse d’images : « En photographie, on ne peut pas faire l’impasse de la réalité… et qu’est ce que cela veut dire ? ». Nous faisons des photographies de la réalité, – vaste programme – de l’image que nous avons de la réalité, de ce que nous « choisissons » dans la réalité et qui fait image. La réalité (photographique) est en fait, déjà, une image, puisque le photographique est une image, elle est la représentation de cette image ! C’est un objet en plus.
Comme photographe, tout ce qui a rapport à la question de l’image me fait penser, réfléchir, travailler. Sa formation dans notre psyché, la manière dont nous regardons ses représentations*, sa relation avec le langage, sa recherche en photographie.
Une mise en rapport avec l’altérité, une mise en jeu esthétique de mon rapport au monde, de mon rapport à la photographie, et de ce qui y fait image, puisque telle est ma quête. Être au monde, le regarder, le re-présenter. Les images en sont, par essence, une sublimation.
Regarder De la réalité, et faire des images.
Mais, je viens de vivre une expérience extra-ordinaire, d’image et de réalité. Comme une proposition inversée de temps, de voir et de regarder (ce n’est pas la même chose !) et cela me trouble beaucoup ! Je vous raconte… !
Une expérience extra-ordinaire…
Il est minuit, je suis dans mon lit, je lis Beloved de Toni Morrisson – absolument bouleversant – Titou, [mon chat, que j’ai recueilli, il y a quelques années déjà], ronronne dans le creux de mon bras. Il n’est pas loin de s’endormir. Et d’un coup, il redresse la tête, regarde vers le plafond de droite et de gauche. Il se lève, saute sur la planchette en bois devant la fenêtre, a l’air de poursuivre quelque chose que je cherche à voir et que je ne vois pas. Un moucheron, sans doute. Il tourne sur la planchette, dérape sur le radiateur, remonte sur la planchette, et finalement part de la chambre d’une allure décidée. Je poursuis ma lecture un moment, puis éteins la lumière pour m’endormir.
Titou revient. Il ronronne dans le creux de mon bras, je me sens partir dans le sommeil.
Juste au bord de mon endormissement, je suis littéralement envahie par une image mentale. L’image m’assaille, je sens mon corps et mon cerveau pris entièrement. Il fait noir, je rentre dans le monde d’une image : Titou au coin de la fenêtre sur la planchette, dans sa gueule est pris quelque chose qui est sûrement un animal. je sens que je cherche à distinguer les formes et je devine – certainement parce que c’est la logique ! – une souris prise dans sa gueule.
Entre surprise et stupeur, je sors de l’épaisseur de l’abandon et reviens dans la réalité. J’essaie de m’apaiser, ce n’est pas tant le sujet de l’image mais plutôt l’intensité avec laquelle elle m’a envahie qui me submerge et m’angoisse. Depuis toutes ces années que je réfléchis à « qu’est-ce qui fait image en photographie », je suis habile à replacer cette sorte d’image à sa juste place. Celle d’une image mentale. Je me calme, je me rendors. Titou, lui, dort déjà !
Deux heures se sont écoulées, je le sais, j’ai regardé l’heure. Je suis réveillée par un bruit, comme un bruit d’eau qui tomberait en quantité dans une coupelle. J’écoute, est-ce dans un rêve ou est-ce dans la réalité…? Le bruit se confirme. Un peu inquiète, j’allume la lumière et là, la réalité d’une scène me saute aux yeux.
Titou est dans l’angle de la pièce, au bas de la fenêtre, dans sa gueule une sorte de fil dur en sort. Il mâchouille, il mordille consciencieusement, ça craque. Il est tout à son festin, ne prêtant aucune attention, ni à la lumière dans la pièce – alors qu’il était dans le noir-, ni à moi, qui le regarde, ébahie, déconcertée, pétrifiée, fascinée ! Outre le fait que c’est la première fois que je le vois entrain de manger une proie, (je retrouve de temps en temps sur la terrasse ou dans le jardin des cadavres de petites souris), outre le fait que cela se passe dans la chambre, ce qui ne me fait pas plaisir, je suis surtout sidérée parce que me revient mon image mentale, deux heures plus tôt au bord de mon endormissement. Mon esprit fait de nombreux allers-et-retours de cette image mentale envahissante, à la réalité, de la réalité, à l’image mentale. J’essaie de joindre les deux mais elles restent séparées. Il y a bien mon image mentale d’un côté et la réalité de l’autre. Sur le moment, la réalité a l’air de me faire une farce, elle est plus dense que l’image. Elle me force à la lier à l’image et à la séparer.
Titou, au bout de longues minutes, laisse la partie basse de la souris avec sa queue, me regarde très concentré et sort de la pièce. Je me lève, récupère le restant pour le jeter, nettoie, et retourne me coucher la tête à l’envers. Cinq minutes s’écoulent dans le noir, j’essaie de faire la part des choses, placer chaque chose dans son propre tempo, sans y parvenir. Titou revient, se réinstalle dans le creux arrondi de mon bras. Je ne le touche pas, je ne bouge pas. Il ronronne fort. Sa satisfaction est totale.
L’image et la réalité (photographique)
À présent que l’introduction dans nos vies de l’Intelligence artificielle vient brouiller notre pénétration de la réalité, la présentant comme vraie alors qu’elle est fausse, ne nous permettant plus de façon sûre de séparer le vrai du faux, – si tant est que la réalité soit par essence vraie -, l’image de la réalité se promène, désorganise notre perception et nous donne à voir et à entendre une nouvelle réalité. Car, ce n’est pas parce que nous le considérons comme vrai ou comme faux, que cela n’est pas une réalité. C’est une réalité, certes nouvelle, mais avec laquelle nous avons déjà à composer.
Ce qui me trouble profondément dans cette expérience extra-ordinaire, c’est que j’ai vu l’image – une réalité en soi – avant que cela ne se manifeste dans la réalité.
Habituellement, je me tiens dans la réalité et je cherche des images, j’en fais des photographies, en noir et blanc et gammes de gris ! Certes, je sais que je suis, dans cette réalité, chargée d’une multitude de sensations, de perceptions, de convictions, de conscient et d’inconscient, et cette nuit-là, est venue cette image mentale-là et cela aurait pu en rester là !
Mais De la réalité réelle, Du temps, et De l’image sont venus s’entrechoquer. Il y a comme la production d’une énigme qui ne pourra pas se résoudre, car les temps et les protagonistes sont séparés. L’un ne commande pas à l’autre.
La probabilité que Titou ait senti quelque chose de mon image mentale est, on ne peut plus infime. La probabilité ensuite qu’il attrape une souris, l’apporte dans la chambre et la mange (ce qu’il n’avait jamais fait devant moi, à cet endroit-là, jusque-là), est pareillement infime. Ma tentative de lier le déroulé des évènements échoue.
La réalité m’a fait un pied-de-nez !…
Quelques semaines ont passé et je ne peux rien en conclure. Je pense à Henri Cartier-Bresson, dans ce film où on le voit entrain de photographier, entrain d’essayer de réduire au maximum le temps où ça se déroule dans la réalité, pour capter « en image », le plus possible de cette réalité.
Je pense encore et toujours à la question du temps en photographie, au rapport à la réalité, celle qui ne dépend pas de moi, à la perception de cette réalité, au temps de l’image, au temps dans l’image ! « D’où vient donc la photographie que je fais ? »
* Michael Baxandall « Ayant nommé son concept « period eye », Baxandall tente l’inventaire et l’analyse de tout ce qui peut affecter la vision, de la lumière dans l’espace pour laquelle l’œuvre a été conçue aux conditions matérielles des commandes et du mécénat. »