Une photographie engagée

Une photographie engagée l’est dès que son auteur a appuyé sur le déclencheur. Cet acte est radical. Il ne peut s’opposer, dans cette radicalité, qu’à un autre acte : la suppression de ladite image. En numérique du moins, parce qu’en argentique, tout reste, à moins de découper les négatifs… et de les jeter… Le choix se fait par soulèvement, tandis que l’on met les autres en suspension… Il n’y a pas de suppression, cela n’est pas sans conséquence.

Une photographie engagée : mouvement et radicalité des images

Déclencher permet à la lumière de pénétrer le support d’enregistrement. Le film argentique ou le capteur, reçoit cette formation, cette projection. De fait. Tout s’est rassemblé : des signes, du sens, des sensations visuelles et émotionnelles, de la forme, de la matière, des teintes, de la lumière, des lignes, toute une dynamique qui s’est inscrite dans cet acte d’une incontournable fixité. Mais pour parvenir à cette résultante, il y a déjà un nombre certain de mises en mouvement.

En attente…

À quel moment, pouvons nous dire que la photographie existe ? À sa prise de vue, enregistrée et latente ? À son développement, existante parce que fixée ? À son tirage, visible en positif et fixée sur un support ? À son exposition ou sa publication, montrée à un public ?


Faire des images pour les voir ou Voir sans avoir ?

La découverte d’œuvres comme celles de Vivian Maier* pose question : De son vivant, 120 000 clichés dont un grand nombre est resté non développé, et non vu par Vivian Maier, elle même… ! … mais les photographies étaient faites ! De quelle nature était son engagement à faire ces images qu’elle voyait exclusivement au moment de la prise de vue… Les découvreurs, ont développé les bobines restantes, ont regardé et trié, et ont choisi les photographies à transmettre au public …

Si Vivian Maier avait fait ce travail elle même, qu’aurait-elle engagé pour le choix des photographies à garder ? À quoi sommes nous confrontés dans cette histoire que chacun se plaît à dire « extraordinaire » Comme si l’ordinaire est de faire et de montrer… Mais donner à voir ses photographies, est-ce si ordinaire que cela ?

Vivian Maier… de la photographie sans destination ou sans destinataire ?

Les contingences sociales et financières ont joué leur part, c’est sûr, mais choisir de continuer à mener des images, sans pouvoir les voir… Celles qu’elle avait regardées en tirage lui ont-elles suffi à avoir une idée de ce qui était en jeu ? Prendre des photographies pour « quoi » ? Juste le plaisir de faire ? Un besoin irrépressible de regarder ? De jouer avec la réalité en image ?

Une photographie engagée : Vivian Maier photographie dans la rue
©Vivian Maier

La prise de vue est une impressionnante mise en mouvement de multiples variables déclinées autour du désir d’obtenir « de la photographie »… A peine prise, radicale mais latente, aussitôt le mouvement et la vie de l’image commencent. Le développement, un redoutable moment… de transformations chimiques, où il peut s’opérer une dégradation de cette image, si c’ est mal mené. Cela bouge encore au tirage, où percevoir et reconnaître le contenu de l’image, dans le tirage est essentiel pour en donner son interprétation et sa valeur.

Il y a donc bien un double mouvement entre la radicalité des images produites et le mouvement de les développer, de les voir, de les regarder, de choisir celles estimées être des photographies…

Ressaisir l’étymologie du verbe engager… En latin médiéval, une combinaison de « se ingnadiare » « s’engager (à fournir des preuves) » et « invadiare « mettre en gage». Puis, au fil des siècles – « faire pénétrer dans quelque chose qui ne laisse pas libre », « faire entrer dans une situation qui ne laisse pas libre », « donner pour caution sa parole », « lier par une promesse », « commencer, entamer » « tenter d’amener quelqu’un à une décision », « attacher à son service », « faire entrer dans un lieu difficile ou resserré », « entrer dans une action ».


Une photographie engagée : face à une réalité extrême ?

Nous avons l’habitude d’entendre parler de « photographie engagée » pour le travail des photographes reporters, qui témoignent et dénoncent des situations politiques, sociales, humanitaires, et les horreurs des conflits et des guerres. La photographie est alors engagée pour susciter des réactions…

J’ai en tête la photographie de Nick Ut « Jeune fille fuyant le village de Trang-Bang » le 8 juin 1972. En arrière fond une lumière sourde, chargée d’un gris anthracite menaçant, une route assez large, les sept soldats et les cinq enfants courent et un autre photographe, – David Burnett – qui recharge son appareil d’un film vierge, tout en marchant… il prendra la même «scène» mais vue de dos. La fillette au centre est entièrement nue, brûlée au napalm, elle a enlevée ses vêtements… elle réveille tout l’émotionnel. Elle s’appelle Kim Phuc. Cela, la photographie ne le dit pas ! En fait, elle a enlevé ses vêtements, tant ça la brûlait… cela non plus, la photographie ne le dit pas !… «simplement» sur l’image, elle est nue. Longtemps, j’ai pensé qu’elle n’avait pas eu le temps de s’habiller…

L’image qui paraît quelques jours plus tard dans le New York Times, persuade l’opinion publique qui fait savoir dans la rue qu’elle ne veut plus de cette guerre. Le Président Nixon veut faire censurer l’image parce que la fillette est nue. ** Le Prix Pulitzer rendra cette photographie célèbre…

Une photographie engagée : « Jeune fille fuyant le village de Trang-Bang » le 8 juin 1972.
©Nick Ut

D’une autre nature…

Eugène Atget, aussi était engagé… De 1897 à 1927, pendant trente ans, Atget a parcouru tous les recoins de la capitale… « Documents pour artistes, sauvegarde photographique du Vieux Paris » Il se levait très tôt le matin, prenait sa chambre photographique en bois 18 X 24 avec un objectif rectilinéaire, son trépied, des plaques de verre lourdes et fragiles, puis développait les plaques et faisait des tirages à l’albumine par contact sous châssis-presses, en lumière naturelle***, les augmentait de virages à l’or.

« Je possède tout le vieux Paris » « Ce ne sont que des documents, des documents que je fais » disait le modeste artisan Eugène Atget.

Enseignes, vitrines, mobiliers urbains, démolitions et reconstructions, cours d’immeubles, intérieurs d’hôtels particuliers, et aux marges de la ville, le Parc de Sceaux et de St Cloud, le château de Versailles… Trente ans de déambulation et de prises de vue.

Des documents d’un temps qui n’est plus aujourd’hui, et qui était entrain de disparaître à l’heure où Atget photographiait. Comme si l’on photographiait avant hier…!

Quel destin aurait eu ce travail photographique, si Bérénice Abbott ne s’en était pas emparé, si les Surréalistes n’en avaient pas fait de Atget « le précurseur de la vision moderne » ?

Son engagement, Atget le dit parfaitement : « Ce sont des documents que je fais » La compilation de ces lieux en état de disparition, de démolition, en garder des traces en image. L’engagement de l’homme Atget, du photographe Atget, cet engagement qui le fait marcher des kilomètres, avec sa lourde chambre en bois à l’épaule…

Ce qui a été « engagé » dans l’image, dans ces représentations, Eugène Atget en pensait-il quelque chose ? Dans ce terme « Je fais des documents » quelle idée de la photographie cela engageait-il ? Son intention, sa préoccupation, pour une part, c’est sûr, était d’obtenir des résultats qui lui permettaient de satisfaire son réseau commercial. Pour une part seulement, car la profondeur de l’œuvre nous entraine vers bien d’autres choses…

Une photographie engagée : Atget Rue Hautefeuille 1898
©Eugène Atget

L’élan de voir…

La photographie est exigeante, elle ne peut se faire sans engagement. La photographie est un Objet à « multiples entrées »… liée à l’idée que chaque photographe déplie de « ce que c’est que la photographie ». À engager le regard à regarder, nous nous rendons très vite compte qu’il n’y a pas que le rapport au monde qui est visé ! Pour autant, pouvons nous dire que ce qui est engagé dans cet élan, échappe toujours ?


*référence du site : www.vivianmaier.com ** Nous pouvons, d’ailleurs nous demander si, aujourd’hui, aux États-Unis ou en France, cette image serait publiée, les images de violence, de torture et de mort et les images de nudité, ne subissent pas le même traitement… *** Eugène Atget a aussi utilisé vers la fin de sa vie des papiers salés à l’amidon (arrow-root) et des papiers au gélatino-chlorure d’argent.


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